mardi 23 novembre 2010

BRIVE, UNE RENCONTRE AVEC LE RAIL

Le 16 septembre 2010, dans le cadre de la commémoration du cent-cinquantenaire de l’arrivée du train à Brive, Jean-Michel VALADE donnait une conférence à la C.C.I. de Brive. En voici le texte intégral.

Ce soir, dans le cadre du cent-cinquantenaire de l’arrivée du train à Brive et en Corrèze, nous allons essayer de retracer, en trois quarts d’heure environ, la grande chance qu’a représenté le rail pour la modeste sous-préfecture qu’était alors Brive, une ville peuplée de 9 834 habitants lors du recensement de 1856.
En effet, tout au long de notre propos, on va se rendre compte que la fortune de Brive doit énormément au train et c’est ce qui a inspiré, d’ailleurs, le titre donné à la conférence : Brive, une rencontre avec le rail. Nous la structurerons, cette conférence, non pas en 3 points comme il se doit mais en 4. Et, pour commencer – ce sera le point le plus court, parce que ce n’est pas vraiment le cœur du sujet –, nous allons rappeler que…

Au début du XIXe siècle, la Corrèze est en proie à un réel isolement géographique

Si l’on consulte l’Annuaire du département de la Corrèze pour l’année 1827 – nous sommes à la fin de la Restauration –, on peut y lire, parmi bien d’autres informations, cette phrase étonnante aujourd’hui : Nos communications avec les départements voisins sont à peu près nulles.
A la même époque, c’est en 1822, on se plaignait encore, nous dit Joseph Nouaillac dans son Histoire du Limousin publiée en 1931, de ces chemins sur lesquels 2 cavaliers de front avaient peine à circuler et qui étaient presque tous des sentiers impraticables les ¾ de l’année.

Ces 2 citations, qui émanent, l’une d’un témoin, l’autre d’un historien, démontrent que sous la Restauration l’horizon des Corréziens, à 85 % des ruraux, était des plus limité. Certes, il existait bien des migrations, saisonnières comme définitives, mais pour beaucoup, l’espace vécu se résumait alors à bien peu de choses, tant l’endogamie s’avérait marquée.

C’était surtout le cas dans les campagnes. Ainsi à Voutezac, par exemple, que nous étudiée, vers la fin du Second Empire, entre 1863 et 1870 – c’est donc un petit peu plus tard, mais au moment où le train commence à arriver en Corrèze –, 60 % des Voutezacoises ont pris pour époux des Voutezacois. On s’unit entre gens de la même commune, parfois du même village. Toujours à Voutezac, durant les années 1865 à 1868, 22 jeunes gens domiciliés à Sajueix, un gros hameau viticole du nord-ouest de la commune, convolent en justes noces : plus de la moitié, 12 le font entre eux ! L’endogamie est telle qu’elle conduit quelquefois à l’inceste, mais un inceste toléré par la loi. Preuve en est ce mariage célébré le 24 novembre 1868, entre Jean Sage, cultivateur à Biard de Voutezac, âgé de 33 ans, et Marie Treuil, sa nièce de 22 ans, elle-aussi cultivatrice et domiciliée dans le même hameau. Cette union officielle a nécessité une dispense obtenue par un décret impérial, le 1er septembre, qui a levé la prohibition établie par le code civil de 1804.

En milieu urbain, l’endogamie existe aussi. Toutefois, elle est moins forte. Transportons-nous à Brive, au tout début du siècle dernier. Une recherche menée en 1986 sur les registres des décès enregistrés lors des années 1902 à 1904 – pour ce faire, le député-maire de l’époque, Jean Charbonnel, agrégé d’histoire, m’avait accordé une dérogation, puisque l’état civil n’était accessible que jusqu’en 1886 –, a permis de montrer que 58 % des défunts n’étaient pas nés à Brive. Bien sûr, nous sommes en 1902-1904, mais il faut tenir compte de l’espérance de vie de l’époque. Elle était alors en France de l’ordre de 45 ans selon l’INED. Donc, la plupart des personnes décédées étaient nées 45 ans auparavant, soit à la fin des années 1850 et au début des années 1860. Nous pouvons en déduire, avec toute les réserves d’usage – car l’histoire est une science humaine et non exacte – que l’endogamie dans une petite ville corrézienne, au milieu du XIXe siècle, est bel et bien réelle.

Revenons au début du XIXe siècle et à ces routes de mauvaise qualité.

Si, grâce à la mansuétude de l’intendant Turgot, la route royale de Paris à Toulouse, qui passe par Brive, est désormais achevée, elle n’est pas partout accessible au roulage du commerce. Ainsi que nous l’avons écrit en 2007, avec Frédéric Le Hech, dans Une histoire de Brive-la-Gaillarde, pour franchir les points noirs dus aux fortes déclivités tant à Saint-Antoine-les-Plantades, au nord, qu’à Chanlat et à Noailles, au sud, il faut toujours avoir recours, en 1823, à des attelages de chevaux de renfort, ce qui induit perte de temps et surcoût, évidemment. De même, la circulation des diligences sur la section corrézienne de l’autre grande route royale, celle reliant Bordeaux à Lyon, n’est possible qu’à la fin de la Monarchie de Juillet. Les trois dernières lacunes à avoir disparu ont été celle du pont entre Brive et Larche et, en Haute-Corrèze, la section des Champs de Brach à Egletons ainsi qu’un autre pont, celui sur le Chavanon à la limite du Puy-de-Dôme.

Dès lors, on peut imaginer l’état du réseau local de communication, surtout avant que ne commence à s’appliquer la loi du 21 mai 1836 portant réalisation du réseau dit vicinal. Prenons à nouveau l’exemple de Voutezac vers le mitan du siècle, cette fois-ci : en 1846, la commune est traversée, sur 6 km, par une seule route digne de ce nom : la voie de grande communication n°3 reliant Terrasson, en Dordogne, à Eymoutiers, en Haute-Vienne. En gros, c’est un axe méridien sud-ouest/nord-est. Si cette route est, je cite, ouverte à peu près partout, l’empierrement n’est pas effectué et donc la circulation des charrettes ne peut se pratiquer qu’à la belle saison. Alors, en conséquence, pour transporter le vin produit sur les coteaux de Voutezac – c’est l’une des deux plus importantes communes viticoles corréziennes avec Allassac –, il faut toujours avoir recours à des outres chargées à dos de mulet. Eu égard à l’état de cet axe, on suppose la qualité des chemins vicinaux irriguant, depuis le bourg, les nombreux hameaux et villages de la commune. Une commune dont les moyens financiers n’autorisent guère de fantaisie sur le plan des travaux routiers : le budget de cette année 1846 est arrêté à 5 013 F, alors que les seuls secours aux nécessiteux sont estimés à plus de 3 000 F.

Reprendre à notre compte pour la Corrèze, ce que Jean-François Soulet a dit des Pyrénées au XIXe siècle, à savoir qu’elles étaient une île par rapport au continent serait excessif. Il n’empêche, l’enclavement de la Corrèze est une triste réalité. Celui de Brive également, même si deux routes royales s’y croisent.

Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, on ne mise pas trop sur ce nouveau moyen de transport apparu en France en 1837, entre Paris et Saint-Germain-en Laye, et qui permet de transporter les voyageurs sur les 18 km séparant la capitale de la petite commune de l’ouest parisien. Même si les gazettes diffusent jusqu’en Corrèze le succès de cette première ligne de chemin de fer, puisque 18 000 voyageurs sont transportés le premier jour d’exploitation, le 26 août, beaucoup restent méfiants. A l’exemple du roi, Louis-Philippe, qui, le jour de l’inauguration, avait préféré à la locomotive sa traditionnelle voiture à cheval. Pourtant, moins d’un quart de siècle plus tard, le train fait son entrée en Corrèze.

Le train choisit Brive en 1860

Si l’on en croit le registre des délibérations de la Ville de Brive, c’est en 1842, le 3 avril exactement, que l’on porte intérêt au train. Un vœu est émis, ce jour-là, en faveur de la réalisation d’une ligne de chemin de fer traversant les départements du Centre pour aboutir à Toulouse. Cette délibération s’inscrit logiquement dans le contexte qui va conduire la Chambre à voter la loi du 11 juin 1842 relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer en France.
Plus de 10 années seront cependant nécessaires avant que le projet de voir une locomotive arriver en Corrèze ne commence à prendre corps.

D’où viendra-t-elle cette locomotive ? Et à destination de quelle ville du département ? A une époque où l’expression aménagement du territoire reste encore à inventer, l’enjeu est pourtant de taille.
Viendra-t-elle du nord ? De Limoges, qui depuis 1856 est relié à Paris ? Et dans ce cas, tant Tulle que Brive ont leur chance, car les 2 tracés sont possibles ? Ou bien viendra-t-elle de l’ouest ? De Périgueux, puisque la compagnie du Grand-Central a obtenu, en 1853, la concession de la construction de la ligne qui doit relier Bordeaux à Lyon. Evidemment, cette éventualité privilégierait une sous-préfecture d’arrondissement au détriment du chef-lieu départemental. Et est-ce bien raisonnable dans un département où la rivalité entre Tulle et Brive est solidement ancrée, depuis des siècles maintenant, dans les esprits ? On s’en doute la question va raviver l’animosité entre les uns et les autres.

Autant qu’on le sache, les gens de Tulle ont été les premiers à dégainer. En 1852, par l’intermédiaire du Préfet, alors tout puissant, ils ont adressé à tous les maires de la Corrèze un projet de délibération tendant à ce qu’un tracé nord, depuis Limoges, atteigne leur ville. Ce lobbying, dirions-nous aujourd’hui, a pour but de rallier à la cause du chef-lieu du département le plus grand nombre de communes. Face à ce qu’ils considèrent comme une traîtrise, les gens de Brive vont répliquer sur un ton non dénué d’une certaine morgue. Le 3 décembre 1852, le lendemain de la proclamation du Second Empire, la date est loin d’être inopportune, le conseil municipal présidé par Barthélemy Eyrolles s’adresse directement à Napoléon III. Le compte rendu de la séance où est prise la délibération est rédigé ainsi : des villes plus ou moins importantes, s’efforcent de faire prévaloir à notre préjudice, une direction qui nous laisserait en dehors des voies précieuses de communication. M. le maire invite le Conseil à renouveler ses instances auprès du pouvoir pour obtenir que le chemin de fer du Centre fut prolongé de Limoges à Montauban et qu’il soit ouvert un chemin de fer direct de Lyon à Bordeaux, ces deux lignes traversant la Corrèze, et appelle sur ce département déshérité, la haute bienveillance de sa Majesté Impériale.

On le sait, les Brivistes ont eu gain de cause et le 29 juillet 1860, donc un bon mois et demi avant l’arrivée du train inaugural, la première locomotive à pénétrer sur le territoire corrézien s’arrêta en gare de Brive, ceci afin de décharger des matériaux nécessaires à la fin des travaux de construction de l’édifice.

Entre temps, que s’est-il passé ?

Le chantier de cette ligne à voie unique de 72 km a commencé, à partir de Périgueux, en 1857. Non sans mal d’ailleurs, car il sera un temps interrompu et donc retardé par la disparition de la compagnie du Grand-Central. Celle-ci va fusionner, en effet, en raison de soucis financiers, avec la compagnie du Paris-Orléans et les deux compagnies de Lyon, le Paris-Lyon et le Lyon-Méditerranée, puisque la compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée n’existe pas encore. Finalement, ce sera la compagnie du P.-O. qui va achever les travaux d’aménagement de la ligne.
Bien sûr, pour Brive, la question essentielle qu’il a fallu trancher rapidement a consisté à déterminer l’endroit où établir les gares. Le pluriel n’est pas un lapsus. Car si l’on pense à la gare des voyageurs, il ne faut pas oublier celle des marchandises. Et nous le verrons tout à l’heure, c’est bien celle-ci qui va jouer le rôle majeur pour le développement économique et la croissance urbaine de la cité.

L’emplacement fait débat. La municipalité Eyrolles souhaite que les gares soient implantées au midi de la ville, pour reprendre son expression, et à un endroit le plus rapproché de ses murs. Son choix se porte sur la place Champanatier, comme l’avait suggéré, à l’origine, Alphonse Godin de Lépinay, né au château de Mauriolles, à Lissac, ingénieur des Ponts et Chaussées – c’est lui qui conçut les plans du canal de Panama – et, de surcroît, conseiller général du canton de Larche. La compagnie du Grand-Central, pour des raisons techniques et dans un souci de rationalisation financière – rapprocher les gares du cœur de la ville induisait la construction d’un souterrain de faîte –, propose un emplacement tout autre, à 800 mètres du centre de la cité, sur le coteau de Champanatier – et non sur ladite Place.

Comme chacun sait, la Compagnie imposa ses vues aux Brivistes.
Pendant que l’on débat, les travaux progressent. En septembre 1858, le viaduc de Saint-Pantaléon-de-Larche, qui franchit la Vézère, est achevé. C’est un ouvrage d’art à cinq arches plein cintre qui s’élève à 17 m au-dessus de la rivière. Mais, à ce moment-là, il reste encore à réaliser les grands terrassements des abords.
Petit à petit, on se rapproche donc de Brive et quelques habitants des villages de Langlade et de Granges protestent de la dégradation de leurs chemins, par suite de la circulation de charrois beaucoup trop chargés en matériaux destinés à la construction de la voie ferrée.
La municipalité se préoccupe aussi de l’aménagement d’une artère permettant de relier le centre-ville à la gare en cours de construction. Après tergiversation, la municipalité se met d’accord avec la Compagnie pour la construction d’une avenue allant directement, et en ligne droite, de la gare au Boulevard du Palais de Justice. C’est celle qui est devenue aujourd’hui l’avenue Jean-Jaurès.

En juin 1860, le chantier est maintenant aux portes de Brive, à 3 km en fait. Le délai de mise en service de la ligne, prévu fin 1859, n’a pas pu être tenu. Mais ce retard de quelques mois est sans conséquence.

Toute l’attention se tourne alors vers la mise en service commerciale de la ligne : elle est officiellement prévue le lundi 17 septembre 1860. Auparavant, le 31 août, c’est la réception des travaux par une commission d’ingénieurs qui effectue, au cours de la journée, l’aller-retour Périgueux-Brive, avec halte dans chaque station, il y en a 9, dont 2 en Corrèze, celles de La Rivière-de-Mansac et de Larche. Ce premier train corrézien draine une foule considérable de curieux rapporte la presse. Mais à considérer la recette de la gare, qui aurait dépassé la somme de 1 000 F, on a tenu aussi à s’asseoir sur les banquettes des wagons, ne serait-ce que pour un voyage de quelques minutes vers Larche. C’est dans cette station, d’ailleurs, que s’est produit le seul incident notable de la journée : une femme ayant oublié sur le quai son cabas à provisions s’époumona, paraît-il, à la portière, pour récupérer son bien. Mais vainement, car le train continua comme si de rien n’était : il ne s’agissait pas de donner de mauvaises habitudes aux passagers. L’heure, c’est l’heure, n’est-ce pas ?

Dans l’attente du grand jour, celui de l’inauguration officielle fixée au 30 septembre, le Conseil d’Administration du P.-O. octroie un secours de 8 500 F destiné à venir en aide aux pauvres des 27 communes traversées par la ligne; la quote-part de Brive est de 1 000 F. L’arrivée du chemin de fer se doit de soulager la souffrance des plus humbles.

L’inauguration, avec banquet et feu d’artifice, est un grand succès populaire. Près de 20 000 personnes, assure-t-on, se sont déplacées en ce début de dimanche après-midi pour assister à la cérémonie officielle. Et encore, plus d’un millier n’ont pas trouvé place dans les wagons bondés des deux trains à destination de Brive. L’avenue de la Gare, toute pavoisée de flammes tricolores, est noire de monde pour assister au cortège officiel. Aux côtés du maire, le préfet, l’évêque et nombre de membres du Clergé, les parlementaires, la musique du régiment de Périgueux, un détachement d’infanterie venu de Tulle – puisque Brive n’a pas encore de garnison, la caserne Brune sera construite 17 ans plus tard –, les sapeurs-pompiers au grand complet, une cohorte de gendarmes et tout ce que la Corrèze compte de notabilités, tout le monde est là. Dans la gare des voyageurs, une estrade a été dressée pour la circonstance.

L’évêque de Tulle a droit à une place de choix.

En effet, dans un pays qui n’est pas encore laïque, et vit toujours sous le régime du Concordat de 1801, la cérémonie religieuse est essentielle. Aussi, c’est devant le fauteuil où a pris place l’évêque que la locomotive, pavoisée aux couleurs nationales, s’arrête. Aux multiples prières et chants religieux succède la bénédiction épiscopale de la gare et de la voie ferrée. Selon le protocole, il revient maintenant à Mgr Bertheaud de prendre la parole. Ni l’éloquence, ni le caractère ne font défaut au prélat. Alors, quand il fustige les locomotives ces bêtes de fer aux narines immobiles qui circulent sur des voies à la nudité glaciale pour le cœur et l’esprit, l’auditoire est surpris. Le pire était pourtant à venir. Lorsque le chemin de fer est accusé de dénaturer l’homme des champs en l’incitant à grossir la multitude des existences dévoyées des villes, car, dit-il, la grande plaie et le grand danger du temps, c’est que nul ne veut se contenter des habitudes frugales et modestes de la campagne, d’aucuns trouvent que la fête prend une bien vilaine tournure.

Même le rédacteur du journal Le Corrézien s’en émeut dans un compte-rendu tout en nuance dont ces quelques extraits méritent d’être cités : « Seulement, nous ne pouvons dire si le semblant d’anathème prononcé par Mgr contre l’établissement du chemin de fer, au moment même où il venait bénir celui de la Corrèze, était en parfaite harmonie avec la disposition d’esprit de ses auditeurs ; à côté de l’admiration commandée par la richesse de la forme du discours, peut-être se produisait-il, chez la plupart des spectateurs, une protestation silencieuse en faveur du perfectionnement merveilleux apporté par le génie de l’homme aux moyens de locomotion. »
Plus tard, à la Guierle, lors de l’inauguration du comice agricole, le préfet se sent obligé de rectifier quelque peu le tir en rappelant que l’agriculture corrézienne avait tout à gagner de la modernité ferroviaire.
Il avait vu juste. Puisque…

Avant la fin du siècle, Brive devient un nœud ferroviaire au service de l’économie agricole et commerciale du Bas-Pays

Effectivement, entre 1860 et 1893, Brive se forge le statut d’un remarquable carrefour ferroviaire à six voies.

Successivement :
- en 1862, elle est reliée à Capdenac et par-delà à Toulouse et à Lyon, certes pas de la manière la plus directe qui soit, c’est l’évidence même,
en 1871, c’est le raccordement à Tulle, qui à ce moment-là est un cul de sac ferroviaire,
- en 1875, est mise en service la ligne reliant Brive à Limoges, par Nexon et Saint-Yrieix, là-aussi ce n’est pas la ligne la plus directe, puisqu’elle a un tracé occidental, mais elle dessert Saint-Yrieix où a été découvert le 1er kaolin français, dans les années 1760, et c’était l’opportunité de relier la région productrice avec Limoges, là où sont installées nombre de fabriques de porcelaine,
- en 1891, la section Brive-Souillac est ouverte,
- et, le 1er juillet 1893, après de longs travaux qui ont vu le percement de 13 tunnels entre Le Saillant et Uzerche, est inaugurée la ligne, à double voie, celle-ci, vers Limoges et Paris par les gorges de la Vézère.

Désormais reliée à la capitale, mais aussi aux autres grandes villes du pays, Brive s’est dotée des moyens d’exporter les productions de son bon pays agricole. Les portes du marché parisien lui sont grandes ouvertes. Et elle va saisir avec bonheur cette opportunité.

Il est vrai que l’arrivée du rail coïncide quasiment avec la survenue, en 1876, du phylloxéra. En quelques mots, il nous faut rappeler l’importance économique du vignoble corrézien. Avant que l’insecte ne commence à s’attaquer aux ceps corréziens, il s’étend quasiment sur 17 000 ha, dans tout le Bas-Pays et, au-delà, sur les pentes bien exposées de quelques autres communes limitrophes, notamment dans la région d’Argentat et de Saint-Chamant. C’est beaucoup. A titre de comparaison, le vignoble alsacien a aujourd’hui une taille de l’ordre de 13 500 ha. Donc avant l’arrivée du phylloxéra, la vigne est l’un des piliers de l’activité économique. Les superficies plantées atteignent fréquemment, en maints endroits, plus de la moitié de la SAU. Même Brive est une commune viticole : le cadastre napoléonien, datant de 1823, fait état d’un vignoble de 275 ha. Et puis, surtout, le vin a donné naissance à de petits courants d’échanges régionaux. Nous l’avons évoqué, tout à l’heure, à travers l’exemple de Voutezac. La rapide progression du phylloxéra – en 1900, plus de la moitié du vignoble est déjà anéantie – apporte la ruine : en 1890, la perte annuelle de revenus subie par les vignerons de l’ensemble de l’arrondissement de Brive est estimée à plus de 8,5 MF ! 5 ans plus tard, en 1895, au cœur de la crise, le revenu viticole global corrézien est inférieur de 92 % à ce qu’il était avant l’apparition du phylloxéra.
Mais paradoxalement cette crise violente, cette détresse profonde ont du bon. Et ceci pour 2 raisons. D’abord la reconstitution du vignoble avec des cépages américains résistants à la maladie est onéreuse, ce qui limite les plantations. Surtout, le développement du rail instaure une véritable concurrence en mettant sur le marché régional des vins, notamment du Languedoc, d’une bien meilleure qualité que la plupart de ceux produits en Corrèze. A court terme, l’économie viticole commerciale de la région était condamnée. Ainsi, le rail, qui potentiellement était un facteur de déstabilisation de l’économie viticole, va devenir, assez rapidement, un atout remarquable au service d’une nouvelle économie horticole et arboricole. Il permet, en effet, à nombre de viticulteurs ruinés par la crise phylloxérique de se reconvertir, avec succès, dans la production de fruits et de légumes primeurs destinés au marché national et même européen.

La variété des productions à la Belle Epoque ne manque pas d’impressionner aujourd’hui : pêches, abricots, cerises, fraises, prunes, poires, pommes à couteau, noix, châtaignes, mais aussi melons, haricots verts, asperges, aulx, oignons, et les fameux petits pois qui, bientôt, feront la renommée d’Objat…
Aussi, bien avant le début du siècle, la gare de marchandises de Brive se transforme-t-elle, à la saison, en un gigantesque entrepôt. Des wagons entiers partent quotidiennement pour les villes d’eau du Massif central, les grandes cités du Midi et davantage encore pour Paris et même Londres, Liverpool et Birmingham… Comme l’indique J.-B. Martin, professeur départemental d’agriculture, le trafic ne cesse de croître : 1 293 tonnes expédiées en 1890, 1 365 en 1891, 1 890 en 1892 et 1 929 en 1893.
Bien sûr, les expéditeurs, les courtiers se comptent à foison à Brive. Sans oublier, non plus, les fabriques de conserves qui ont pignon sur rue : à la fin du siècle, elles traitent annuellement quelque 300 tonnes de petits pois et de haricots verts, auxquelles s’ajoutent plus de 150 tonnes de champignons, des cèpes essentiellement.

Le rail, en outre, donne un coup de fouet aux ardoisières d’Allassac. Au tout début du siècle, 10 à 12 wagons d’ardoises quittent quotidiennement la gare, essentiellement à destination du sud-ouest du Massif central.

Comme, par ailleurs, le train est à l’origine de l’implantation à Brive d’un dépôt et d’un atelier-magasin de l’équipement chargé, lui, de la confection et de la maintenance du matériel d’entretien des voies, ce sont plusieurs milliers de personnes qui vivent directement à Brive, à la Belle Epoque, des activités ferroviaires.

Le résultat de l’action conjuguée de tous ces éléments ne tarde guère : au sein d’un département qui commence à perdre de ses habitants à partir de 1891, Brive amorce une remarquable croissance démographique qui va la conduire à devenir, en 1896, la ville la plus peuplée de la Corrèze. Le fait est capital : pour la première fois dans l’histoire de la Corrèze, hiérarchie administrative et hiérarchie urbaine ne coïncident plus. Brive a pris définitivement le pas sur Tulle.

Grâce au rail, Brive enregistre une croissance urbaine exceptionnelle

La Corrèze atteint son maximum démographique en 1891, le Limousin également. C’est donc au sein d’un département et d’une région en perte de vitesse démographique que Brive amorce sa remarquable croissance. Remarquable est le vocable qui convient : elle double sa population en moins de 60 ans, passant de 18 111 habitants en 1896 à 36 088 en 1954 ! Cette évolution détonne, évidemment, en Limousin : lors de ce qu’on peut appeler le 1er XXe siècle, celui qui est jalonné par les recensements de 1901 et 1954, Brive enregistre un accroissement de 85,51 %, alors que Tulle voit sa population stagner, avec un modeste gain de 11,25 % et que la capitale régionale, Limoges, connaît une progression bien inférieure à celle de Brive avec 26,93 %.

Cette vitalité démographique, Brive, qui est devenue officiellement Brive-la-Gaillarde en 1929, le doit à coup sûr au rail qui a renforcé, et comment, sa fonction de place commerciale. Heureusement, pourrions-nous ajouter, parce que son potentiel industriel s’avère alors des plus sommaires pendant l’entre-deux-guerres.
En fait, à propos d’entre-deux-guerres et à mieux regarder les statistiques démographiques, il apparaît que le décollage démographique de Brive se produit au lendemain de la Grande Guerre, à partir de 1921. Entre cette année-là et 1936, elle gagne 7 363 habitants supplémentaires, soit exactement le tiers de sa population. Ce qui ne manque pas de poser quelques soucis, car ces gens-là, il faut bien les loger.

Face à une crise réelle du logement, la municipalité s’efforce de réagir. Dès le 16 janvier 1920, le conseil émet un vœu pressant auprès du directeur de la compagnie du PO en le priant de bien vouloir faire poursuivre de toute urgence la réalisation de projets à l’étude concernant la construction d’une cité ouvrière dans notre ville. De même en 1924, la municipalité sollicite auprès du ministère l’autorisation de créer un Office Public d’Habitations à Bon Marché, ce qui lui sera accordé en janvier 1925. Par ailleurs, les constructions privées se multiplient : 257 sont enregistrées en mairie pour cette année 1925. Quant aux lotissements, sans jeu de mots aucun, ils vont… bon train eux-aussi : 18 autorisés entre 1925 et 1928.

Bien évidemment, l’essor démographique de Brive induit un développement spatial de la ville.

Un nouveau quartier apparaît à proximité des gares, à l’ouest, le long des voies : c’est celui de La Croix-Saint-Jacques, des Escures, d’Estavel. Déjà, en 1914, la municipalité était intervenue auprès de l’inspecteur d’Académie afin qu’une école primaire y soit ouverte.
En 1931, on y construit au-dessus des voies une passerelle en béton armé, qui existe toujours, afin de permettre aux écoliers de ne pas avoir à emprunter le pont-souterrain de La Croix-Saint-Jacques considéré comme trop dangereux.
A l’est, la ville s’étend aussi au-delà de l’actuelle ceinture des boulevards. En 1920, les conventions réglant les modalités d’acquisition des terrains en vue de prolonger le boulevard amiral Grivel, la rue général Dalton et l’avenue maréchal Bugeaud sont approuvées par le conseil municipal.
Bientôt les pentes qui dominent la rive droite de la Corrèze vont commencer à être colonisées.
Brive change donc de physionomie, d’autant qu’elle continue à s’équiper : en 1902, elle inaugure son nouvel hôpital bâti juste au nord de la Corrèze ; dix ans plus tard, son bureau auxiliaire de la Banque de France est érigé en succursale de plein exercice ; en 1919, elle se dote aussi d’une chambre de commerce et en 1933, c’est elle, et non Tulle, qui obtient la Caisse pour Allocations Familiales de la Corrèze. Enfin, en mars 1935, Monoprix ouvre au centre-ville, rue de l’hôtel de ville. Premier magasin à entrée libre, il confère à Brive son statut de place commerciale à vocation régionale.

Et ce statut-là, Brive le doit, rappelons-le une nouvelle fois, à son nœud ferroviaire qui supporte à la fin de l’entre-deux-guerres un trafic impressionnant : en 1938, plus de 46 000 tonnes de marchandises ont été expédiées, sans compter 8 500 veaux et porcs, 2 400 bœufs et vaches, 600 moutons. Nous sommes bien loin des 1 923 tonnes de 1893. Il est vrai qu’entre temps, la gare de triage est passée de 6 voies en 1908 à plus de quarante.

Au moment de conclure, on voit donc le rôle capital qu’a joué le rail dans l’histoire de Brive et de sa région. Le train a contribué tant à la fortune de Brive, et à son remarquable essor urbain, qu’à ce que j’ai appelé, en 1989, dans un travail universitaire, la déchirure départementale corrézienne. Mais aujourd’hui, un siècle et demi après leur rencontre, Brive ne vit plus aussi intensément sa belle histoire d’amour avec le rail. Elle, qui dans les années 1960, voyait s’arrêter dans sa gare Le Capitole, l’un des fleurons des trains français, attend toujours le passage en ses murs d’une improbable ligne TGV.

mardi 2 novembre 2010

Dédicaces de fin d'année

Après la Foire du Livre de Brive, Jean-Michel Valade présentera ses nouveaux ouvrages "Un siècle de faits divers en Corrèze" et "Les Grandes Affaires criminelles du Limousin" :
le samedi 13 novembre 2010, à l'Espace culturel Leclerc, à Ussel, de 10 heures à midi,
le dimanche 14 novembre 2010, toute la journée, à Nonards, dans le cadre du 3e Salon des Vins et des produits du terroir,
et le samedi 11 décembre 2010, de 8 heures 30 à midi, à la librairie La Croisée de Beynat.