Dans l’une de ses allégories intitulée Aventures de la mémoire, Voltaire décrit une société dont tous les membres ont perdu leur faculté de mémoire à la suite d’une vengeance des Muses.
La situation devient alors invivable.
"C’est bien pis qu’à Babel" nous dit-il.
Le message philosophique est très clair : « sans mémoire, plus de société ».
Alors, retenons la leçon de Voltaire et souvenons-nous des tragiques événements du printemps 1944 à Lanteuil.
Mais, auparavant, afin de mieux comprendre l’enchaînement des faits historiques ayant conduit à la rafle du 16 avril 1944, revenons quelques mois en arrière.
Depuis le 11 novembre 1942, la Corrèze est occupée par les forces allemandes et nazies. Dans la région, une garnison de la Wehrmacht est installée à Brive, en plusieurs sites de la ville et notamment au Collège – qui est devenu, depuis, le lycée d’Arsonval.
La Gestapo, avec parfois l’aide efficace de la police de l’État français, dit régime de Vichy, avec aussi la collaboration des G.M.R. – les Groupes Mobiles de Réserve – et celle de la Milice, traque les résistants.
Avec succès.
Début 1943, des hauts responsables de l’Armée Secrète sont tombés.
En janvier, Jacques Renouvin est arrêté en gare de Brive. Déporté à Mauthausen, il ne survivra pas à l’enfer concentrationnaire.
En février, Edmond Michelet, alias Duval, est arrêté à son tour. Le chef régional de l’A.S. s’apprête à partir pour Dachau, après un long séjour dans la prison parisienne de Fresnes.
En avril, c’est au tour de Martial Brigouleix de tomber dans les filets de la Gestapo, à Tulle. Révoqué de ses fonctions de professeur, en raison de son appartenance à la Franc Maçonnerie, le chef départemental de l’A.S. sera fusillé, en octobre, au Mont-Valérien. Le général de Gaulle le fera Compagnon de la Libération, à titre posthume.
Que se passe-t-il, pendant ce temps-là, à Lanteuil et dans ses environs ?
Au début de l’été 43, la forêt de La Boudie accueille un camp de maquisards F.T.P. C’est le camp Grandel, du nom du maire communiste de Gennevilliers fusillé par les nazis à Châteaubriant en octobre 1940. Le camp comprend une cinquantaine de maquisards et un détachement d’une dizaine d’Espagnols de la Main-d’Œuvre Immigrée.
Le ravitaillement fait cruellement défaut à ces hommes-là. Des jeunes gens de la commune essaient d’y remédier. La Résistance, c’est aussi cela.
Et puis, le 7 septembre 1943, une troupe de G.M.R., nombreuse et particulièrement bien renseignée, ratisse la forêt de La Boudie.
Inévitablement, le combat a lieu, inégal : 9 maquisards, plusieurs Espagnols sont arrêtés ; certains d’entre eux seront déportés. De l’armement et la quasi-totalité du matériel de campement sont perdus.
La surveillance du secteur restera une constante tout au long des mois qui vont suivre, d’autant que la Corrèze fournit au S.T.O. un recrutement à peu près nul.
À la fin de l’hiver 43-44, le sud du département subit les assauts d’une horde de nazis qui, durant la Semaine Sainte, début avril, arrête, pille, massacre et incendie. Un seul exemple parmi beaucoup d’autres : à Noailles, l’instituteur Henri Gérard est arrêté dans sa classe et sera fusillé à l’entrée de Brive, en bordure de la RN 20.
Le Préfet Trouillé, dans son journal, analyse l’ensemble de ces événements en écrivant : "on a le sentiment très net que l’Occupant a voulu frapper d’effroi les populations et modifier leurs habitudes en leur démontrant que les maux qu’elles subissent sont la conséquence directe de la tolérance à l’égard du Maquis".
Miraculeusement, Lanteuil a échappé à cette Semaine Sanglante.
Malheureusement, ce n’est que partie remise.
Elle subira, quelques jours plus tard, les exactions de la Division Brehmer, du nom de son commandant en chef, un général de brigade âgé de 50 ans.
Au petit matin du dimanche 16 avril 1944, un détachement de ladite Division investit la partie sud-ouest de la commune, aux confins de celle de Noailhac.
Pas la moindre improvisation. Les villages et hameaux ont été soigneusement ciblés au préalable. Et ce sont des hommes, jeunes pour la plupart, qui sont visés. La délation est très probablement à l’origine de ce qui va bientôt devenir une rafle d’envergure.
Malgré les témoignages, il est difficile de retracer la chronologie précise des événements.
Ce que l’on sait, c’est que pour beaucoup le réveil, ce matin-là, s’est effectué par de violents coups de crosse de fusil contre portes et fenêtres.
Les interpellations commencent pendant que d’autres soldats procèdent à la fouille des maisons.
À Orgnac, petit hameau de la commune de Noailhac, Léal Vidal Gomez, un jeune Espagnol de 28 ans, tente de fuir. Une rafale l’abat. Pour lui, ce fut le dernier matin.
À quelques pas de là, la maison de la famille Larbre, qui abritait d’autres réfugiés espagnols, est incendiée. Alfred Larbre, Armand Jaladi, Antonio Andujar et d’autres réfugiés espagnols, dont l’identité ne nous est pas connue, sont arrêtés et conduits directement à Brive.
Pendant ce temps, les Allemands procèdent à des arrestations dans le hameau de Chauffingeal : Jean Nicolas, Jean Parouteau, Antoine Fouillade sont conduits, à travers bois, vers La Boudie.
Là, ils retrouvent Ferdinand Laumond, Jean et Ernest Monteil, René et Jean Simonet, tous les cinq la face collée contre le mur de la grange de La Boudie, les bras en l’air.
L’attente, l’angoisse vont durer ainsi toute la matinée.
Et puis, à pied, une colonne va les conduire jusqu’à la forge d’Auguste Poujade, aux Places.
Dans le hangar, face auquel un Fusil-Mitrailleur a été mis en batterie, une douzaine d’hommes sont déjà arrivés, prisonniers des Allemands. La liste a pu en être établie sur la foi des témoignages des rescapés.
Il y a là Auguste Poujade, le propriétaire des lieux, son fils Roger, leurs voisins Julien Tarif et Jean Sourzat. Mais aussi Alfred Simbélie, Georges Laumond et Charles Poujade, tous les trois de La Boucheyrie ; Pierre Bézangé du Saulou ; Édouard Teillard, Antoine et Raymond Cagnac de Laborde ; Auguste Brousse du Puy-la-Mouche ; en fin, Léon Dumond de Labitarelle.
La tension est grande, on s’en doute…
Si Alfred Simbélie est relâché, tous les autres, en fin de journée, sont chargés manu militari dans des camions qui, après une courte halte à Lanteuil, devant le Restaurant Rol – devenu le Relais d’Auvergne – prennent la direction de Brive.
En fait, la destination est le Collège de la ville, cours Cabanis, là où est installée, on l’a dit, une partie de la garnison allemande.
Cinq hommes sont relâchés le soir même : Pierre Bézangé, les Cagnac, Auguste Brousse et Georges Laumond.
Les autres voient leur arrestation maintenue, terme qui était alors utilisé. Ils sont conduits à Tulle, à l’école de Souilhac, dans le quartier de la Manufacture, le lieu de détention et d’interrogatoires du chef-lieu départemental.
Au terme d’une bonne dizaine de jours, la plupart des raflés de Lanteuil et de Noailhac sont libérés. Seuls trois sont transférés, en car, avec une partie des otages du Saillant, arrêtés, eux, le 15 avril, à la prison de Limoges. Il s’agit de Jean et Ernest Monteil, et de René Simonet.
Sinistre réputation que celle de la prison de Limoges. Au total, durant la guerre, 2 863 personnes y ont été fusillées d’après le décompte effectué par l’historien Jacques Delarue.
Et puis, après de nouveaux interrogatoires, ce sera le départ, en train, pour le cap de Royallieu, à Compiègne, dans l’Oise.
Pour Jean, Ernest et René, ce fut la dernière halte avant d’entreprendre un indicible voyage vers l’inconnu.
C’était le 21 mai 1944. Un autre dimanche de printemps…
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